par Stéphanie Doret Guerre
André Weil, 1940, avant l’écriture de « Foundations of Algebraic Geometry » :
Mes mathématiques se sont bien calmées ; la conscience exige qu’avant d’aller plus loin je mette mes démonstrations au point, et cela m’assomme.
Être assommé par la lourdeur des mathématiques, aucun enseignant ne voudrait que son élève ne le soit. Il essaiera surtout de se prémunir d’une telle situation.
Quelle est cette « lourdeur » qu’on attribue parfois aux mathématiques ? Si construire des contenus avec nos élèves peut s’avérer porter un coup de massue, on peut se demander si ce serait la conséquence d’une exigence trop forte en termes de rigueur. Du moins, tout enseignant se doit de fournir à ses classes des cours rigoureux et de laisser des traces écrites elles aussi rigoureuses au tableau. En revanche, les attentes en termes de rigueur dans les productions écrites ou orales des élèves ne sont certainement pas les mêmes. Mais où fixe-t-on la limite de l’acceptable ? Sans trancher la question, donnons nous quelques éléments de réponse.
Selon le Larousse de la langue française, une des définitions de la rigueur est
« le caractère de quelqu’un, de quelque chose qui se distingue par une exactitude, une logique, une précision parfaite ».
En est-il de même de la rigueur mathématique ? Que nous impose ce terme, apparu dans les écrits des scientifiques à partir du 18e siècle, en tant que professeur ? [1]
Si certains grands mathématiciens estiment qu’un certain manque de rigueur a été nécessaire pour découvrir les mathématiques ou en élargir le spectre, peut-on transposer ce constat dans nos classes ?
Mais, il ne faut pas craindre de le dire, si l’on veut donner une idée précise de la manière dont travaillait Poincaré ; bien des points demandaient des corrections ou des explications. Poincaré était un intuitif. Une fois au sommet, il ne revenait jamais sur ses pas. Il se contentait d’avoir brisé les difficultés, et laissait aux autres le soin de tracer les routes royales qui devaient conduire plus facilement au but.
in « La rigueur mathématique chez Henri Poincaré », Ramzi Kebaïli , 2014
En effet, une certaine « intuition » se révèle être essentielle à Poincaré et à d’autres pour inventer des nouveaux concepts. En tâtonnant, en "bidouillant", en cherchant, on découvre.
C’est d’ailleurs grâce à une erreur que Henri Poincaré fit "sa plus belle découverte", celle de la théorie du chaos comme le rappelle Cédric Villani. [2].
Poincaré écrit pourtant :
« Nous ne pouvons pas nous contenter de formules simplement juxtaposées et qui ne s’accorderaient que par un hasard heureux ; il faut que ces formules arrivent pour ainsi dire à se pénétrer mutuellement. L’esprit ne sera satisfait que quand il croira apercevoir la raison de cet accord, au point d’avoir l’illusion qu’il aurait pu le prévoir. »
Cette « intuition » fait elle écho à la compétence que l’on appelle aujourd’hui « chercher » ? Dans une certaine mesure, elle semble s’en rapprocher.
L’histoire des mathématiques offre une réponse contrastée à notre problématique. Les différents domaines comme l’algèbre, l’arithmétique, la géométrie ayant leurs spécificités, le manque de rigueur dans les écrits scientifiques a été souvent pointé. C’est le cas par exemple de la règle sur le produit de deux nombres négatifs, celle-ci n’est que tardivement explicitée bien que largement utilisée. Elle sera ensuite justifiée dans un troisième temps. C’est néanmoins avec la naissance de l’analyse que l’on trouve nombre d’échanges au sujet de la nécessité d’une rigueur plus grande dans les publications. Au 17e siècle, rien n’est encore écrit dans ce domaine et il a fallu faire preuve de davantage de rigueur pour que certaines théories ne soient pas contradictoires. Jean Dieudonné [3] illustre ce phénomène par l’exemple de « la fameuse controverse sur les logarithmes des nombres complexes » : si on admet le prolongement de la fonction logarithme aux nombres complexes non nuls, cela mène à des contradictions.
On comprend que les mathématiciens ressentent le besoin de définir correctement les objets après les avoir manipulés et avoir calculé avec par « intuition ». Cependant, bien que certaines définitions, comme celles de limite, de fonction continue ou d’« intégrale définie » avaient été convenablement établies, des mathématiciens dont Cauchy ou Abel ont peiné à démontrer certains résultats, telle la continuité de la limite de fonctions continues par exemple, en utilisant leurs propres définitions.
L’intuition devance la rigueur mathématique. Construire des raisonnements et des démonstrations demande un certain tâtonnement et on pourrait s’accorder à dire que ce flou peut être toléré un certain temps. En tout cas, avant de définir les notions en bonne et due forme.
On comprend qu’être rigoureux⋅se en mathématiques consisterait à établir des définitions à partir d’une axiomatique, énoncer et justifier des propriétés à partir de ces premières et permettre ainsi un raisonnement déductif.
On peut toutefois se demander si nous n’avons pas parfois une tendance bourbakiste avec nos élèves. S’efforçant à donner des définitions qui n’en sont pas réellement, pour remplir un espace potentiellement vide. A titre d’exemples, on peut mentionner des situations où les définitions n’étant pas accessibles pour les élèves à un niveau donné de leur scolarité, on s’efforce (ou pas) d’en donner une moins (ou pas) rigoureuse :
- définir l’aire d’une surface,
- définir un angle,
- définir une fonction,
- définir le nombre dérivé d’une fonction en un réel,
- définir les nombres réels.
L’exemple le plus probant de ce travers est celui des contenus des manuels scolaires, qui, formatés à produire des leçons sous une forme éditoriale prédéterminée, s’obligent à remplir des champs préconçus : « Définition », « exemple », « propriété », « application » quitte à perdre grandement en terme de rigueur.
Une rigueur absolue nous obligerait pourtant à définir une relation d’équivalence avant de parler d’angles, à utiliser les coupures de Dedekind ou les suites de Cauchy pour définir les nombres réels ou encore à utiliser la définition séquentielle des limites dès la classe de première. Pour rester rigoureux, l’enseignant serait contraint de définir d’autres concepts pourtant inaccessibles à ses élèves. Il perdrait sa visée d’apprentissage et, sans nul doute, en clarté également. Cela ne parait pas raisonnable et personne ne souhaite retomber dans les affres des maths modernes.
Alors, sans s’affranchir complètement de la logique, ne faut-il pas s’autoriser à transiger de temps à autre ?
Prenons l’exemple de Clairaut, décrit par Evelyne Barbin [4]. Celui-ci propose dans ses « Éléments » une structure qui prend le contre-pied de celle d’Euclide. Ainsi, il suggère un enseignement partant de « problèmes pour construire des connaissances » et non une structure que l’on pourrait qualifier de plus rigoureuse basée sur des axiomes, des postulats, des définitions pour établir ensuite des propriétés. C’est bien à partir de problèmes que Clairaut énonce des résultats qui sont par la suite démontrés (rigoureusement). Cette problématisation résonne particulièrement pour l’enseignant du 21e siècle et évoque sa pratique en classe.
A contrario, à vouloir tout problématiser, n’est-ce pas trop problématiser ? En problématisant à outrance, les contenus mathématiques risqueraient de ne plus être enseignés comme des objets d’apprentissages en tant que tels, mais ne deviendraient que des outils à portée de situations problèmes. Les élèves les mobiliseraient en les utilisant dans différents contextes afin de résoudre des problèmes. Cette approche plus anglo-saxonne de l’enseignement des mathématiques est-elle celle préconisée pour la formation de nos élèves aujourd’hui ? Le premier axe du BO du 12 janvier 2023 sur la place des mathématiques de l’école au lycée fait référence à « un apprentissage méthodique des mathématiques sur l’ensemble du parcours scolaire ». Doit-on ici comprendre que l’on ne s’émancipera pas trop de notre bonne veille rigueur ?
Telle a été la tendance primitive de la pédagogie ; et c’est celle de tous les maîtres au début de leur carrière : partir de l’idée générale de la science à enseigner, la décomposer logiquement en un certain nombre de notions abstraites, définir chacune de ces notions, […] en construisant définition après définition, chapitre après chapitre, tout l’édifice théorique de la science, sauf à leur en faire ensuite les applications sous forme d’exercices, de problèmes, d’exemples.
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