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Manipuler en mathématiques ?
Article mis en ligne le 5 juillet 2021
dernière modification le 11 août 2023

par Claire Lommé

Manipuler en mathématiques ?

Manipuler en mathématiques, pourquoi ? Avec quoi ? Comment ? Voilà trois questions délicates : si manipuler ne fait pas partie de nos six compétences institutionnelles [1], c’est sans doute parce que ce n’est pas une fin, mais un moyen. Il ne s’agit donc pas de manipuler par principe, ni pour occuper les élèves, mais de manipuler pour faire comprendre et apprendre. Joël Briand écrit : « depuis 40 ans, les recherches en didactique des mathématiques ont montré à la fois l’importance de la manipulation dans la genèse d’une activité mathématique mais aussi les obstacles à l’acquisition de savoirs mathématiques qu’une manipulation mal organisée pouvait créer. » [2] Exemples à l’appui, il montre comment un même matériel utilisé différemment peut servir ou pas les apprentissages.

Un autre risque de la manipulation s’appuie sur une erreur : on pense parfois que manipuler constitue une aide particulièrement adaptée aux élèves en difficultés. Or la manipulation qui permet d’apprendre amène l’élève à opérer un transfert pour accéder à la compréhension et à identifier le savoir engagé. Certains élèves vont donc se trouver devant une difficulté de taille : rentabiliser cette activité cognitivement. Ils auront besoin d’être accompagnés. Pour d’autres, qui peut-être auront fait du lien plus aisément, il s’agira de mettre en mots, ce qui leur permettra à eux aussi de progresser. Les activités manipulatoires doivent donc être réfléchies et intégrées aux séances et à la programmation, verbalisées et multi-représentées, pour permettre à tous de progresser dans ses compétences : au travers d’une manipulation, « qu’est-ce qu’on gagne, qu’est-ce qu’on perd ? » [3]

Manipuler en mathématiques permet de représenter, constitue un support pour communiquer, amène à expérimenter et tester. Pour faciliter l’appropriation de l’activité par les élèves, permettre une dévolution indispensable, mais aussi pour laisser à l’enseignant la possibilité d’observer, le temps et la matière pour réfléchir, une possibilité est de proposer aux élèves de participer au choix ou à l’élaboration du matériel. Voici quatre exemples, choisis de façon parfaitement subjective.

 

Représenter : 2D et 3D en cycle 1

Nous sommes en moyenne section. Nous travaillons sur l’album Le Petit Chaperon Rouge de Rascal [4], qui nous permet de travailler les figures géométriques de référence, d’approcher l’idée de définition et de représenter. Mais lors de la lecture initiale, nous nous arrêtons sur une page.

Les enfants doivent comprendre que la maman du Chaperon a découpé le devant de son vêtement et une partie de son petit chapeau dans un beau tissu rouge. Or, cette page, enfants (et adultes, bien souvent) ne l’interprètent pas ainsi. Ils voient qu’il s’agit du vêtement du Chaperon, qu’il y a du rouge, et c’est tout.

Ce jour-là, en classe, j’essaie d’expliquer. Mais ce n’est pas convaincant. Alors un enfant se lève, va mettre son blouson, et montre aux autres : mon blouson, il est gonflé parce que je suis dedans, et il a « deux bouts, un devant et un derrière ». Ensuite, l’enfant enlève son blouson, le pose au sol et se roule dessus pour l’aplatir : « voilà, mon blouson il est tout plat maintenant ! Mais c’est toujours mon blouson ! »

Nous décidons que la découverte est d’importance et mérite un affichage et un article sur le blog de l’école. Alors tout le monde au travail : il faut réfléchir à quelle situation sera la plus convaincante pour être transmise. Nous testons différents vêtements, nous gonflons des ballons, nous écrasons des bouteilles vides en plastique, jusqu’à trouver collectivement le « meilleur » media et enregistrer les commentaires des enfants.

L’enfant qui a proposé la manipulation a ouvert un champ des possibles. Le fait que ce soit un élève qui ait été force de proposition a joué positivement dans la force de la découverte et l’implication de ses camarades. Au final, tous les enfants auront manipulé et verbalisé. Nous en observerons certains qui ôtent leur blouson dans la cour pour l’étaler par terre, pour reproduire l’expérience pour eux ou pour d’autres, à qui ils expliqueront. Et nous nous dépêcherons d’aller leur faire remettre : il fait un froid de canard en décembre en Normandie !

 

Mesurer le temps en cycle 2

« Je vais vous diffuser trois morceaux de musique. Je voudrais que vous les classiez du plus court au plus long. » Les morceaux musicaux ont des rythmes différents : le plus long est rapide, le plus court est lent. Ils durent 20, 30 ou 40 secondes et tous parlent de maths, pour pouvoir faire du lien côté culture mathématique. Les enfants se prêtent au jeu, sans pendule ni montre dans la classe. Les avis sont très partagés.

« Maintenant, nous allons recommencer, mais lorsque vous aurez construit un dispositif qui vous aide à comparer les durées. Tout ce qui est dans la classe peut être utilisé, nous vous laissons faire ! »

Les enfants ont réinventé des clepsydres, un cadran solaire, mais ont aussi eu recours à des idées moins conventionnelles.

Une fois leurs réalisations achevées, nous nous sommes à nouveau livrés à l’expérience. Là, les avis étaient beaucoup plus consensuels et justes. La « bonne réponse », qui avait été donnée une seule fois la première fois, était majoritaire. Mais il nous restait à analyser chaque dispositif : pourquoi ça marche ? Est-ce le dispositif en lui-même ou la façon de l’utiliser qui a été performant ? Et pour les dispositifs qui n’ont pas mené à une conclusion exacte ?

Cette fois, c’est la manipulation elle-même qui a été un des objets d’étude : nous avons réfléchi à la validité des « machines à mesurer les durées ». Et ainsi, nous avons pu réfléchir aux spécificités de la mesure du temps.



Remédiation numération en cycle 3

Dans le cadre d’un dispositif de remédiation élaboré par la circonscription de Fécamp et porté par les enseignants des collèges fécampois, nous disposons de sacs avec des pièces de mosaïque. Un sac contient des pièces représentant les unités, un les dizaines, un les centaines. Les élèves sont en binôme. Un élève propose un nombre, détermine silencieusement le complément à 10, 100 ou 1000 selon les cas, et le note. Son camarade doit, silencieusement aussi, sortir des pièces pour former le complément à 10, 100, 1000 du nombre cible. Ensuite, les deux élèves vérifient ensemble. Si l’un, l’autre ou les deux se sont trompés, ils discutent la raison de l’erreur.

C’est loin d’être facile. Ces élèves bénéficient d’un PPRE passerelle [5] car ils sont en difficulté en numération, et le fait de changer le rôle dans le binôme les oblige à faire le lien entre la manipulation et l’écriture symbolique du calcul ou sa résolution mentale. L’exercice met en jeu la numération décimale positionnelle, le sens des opérations, avec de la proprioception : nous verbalisons les nombres de façons diverses et nous les associons à des quantités saisies en main. Mais un moment vraiment passionnant est celui où les élèves discutent à voix basse au fond de la classe pour ensuite venir me voir : « madame, un problème quand même c’est que les pièces elles sont de couleurs différentes, alors on les reconnaît, mais elles devraient être plus grosses pour les dizaines et encore plus grosses pour les centaines ! ». Très bien, allons chercher des objets plus gros alors. Après une séance, les élèves reviennent vers moi : en fait on a compris madame, on s’en fiche au fond, on peut reprendre les autres pièces, on a compris que c’est dans notre tête qu’on doit faire « comme si » ».

Dans cet exemple, les élèves ont proposé un aménagement de matériel. Après avoir progressé, ils se sont aperçus par eux-mêmes que c’est surtout la situation qui est le plus vecteur d’apprentissages et non le milieu matériel.

 

Parallélogramme articulé en cycle 4

En cycle 4, nous croisons la configuration du parallélogramme. Et là, les élèves semblent n’avoir aucun souvenir clair de ce qui caractérise un parallélogramme. Ils me parlent de diagonales parallèles, de côtés qui ont des milieux… Pour un peu ils se disputeraient entre eux, pour affirmer leur « définition » personnelle. Dois-je reprendre une leçon, énumérer définition, caractéristiques et propriétés ? Puisque ces élèves n’ont pas retenu ce qui leur a été présenté l’année précédente, est-ce vraiment utile de recommencer ?

« Vous allez aller chercher des feuilles cartonnées dans le placard et vous allez me construire des parallélogrammes articulés, en vous focalisant sur votre vision mentale du parallélogramme. Ensuite, on confrontera vos productions et on verra à quoi ça mène. »

Les élèves s’organisent, seuls ou en binômes, et bricolent. Rapidement, ils ont besoin de se comprendre et les mots reprennent leur place : « mais de quoi tu parles avec ton trait de travers ? » « De… De diagonale ! » « Ah, d’accooooord ! ». Plusieurs types de propriétés émergent : deux côtés opposés et de même longueur, les côtés opposés parallèles deux à deux, les côtés opposés de même longueur deux à deux, les diagonales qui se coupent en leur milieu, et mêmes des histoires d’angles. Nous recensons, traduisons à l’oral, à l’écrit de différentes façons, discutons tournure et mots, catégorisons, étudions le caractère nécessaire et/ou suffisant de chaque proposition. Chaque type de production est affiché, pour pouvoir y recourir. Dans l’année, souvent les élèves les observeront pour répondre à une question.

La manipulation a permis de proposer une autre entrée face à une situation d’apprentissage antérieur ayant échoué. Elle a laissé chacun libre d’aborder la configuration du parallélogramme par où il veut, mais a donné à voir d’autres points de vue, ensuite mis en mots. L’affichage a laissé une trace, d’autant plus efficace que les élèves ont gardé un souvenir de cette activité de manipulation, qui a changé leur façon de « comprendre » le parallélogramme.



Manipuler en mathématiques !

Les données de la recherche montrent les bienfaits d’activités d’apprentissages rendues possibles ou plus efficaces grâce à la manipulation. Il ne s’agit pas d’ériger la manipulation en passage obligé, mais d’y avoir recours pour mieux enseigner, pour permettre de mieux apprendre. Au travers d’activités manipulatoires, l’enseignant peut aussi amener les élèves à faire des choix, à verbaliser, à avancer vers la modélisation, à faire preuve d’imagination et de créativité, tellement nécessaires à l’exercice des mathématiques. Alors… fabriquons nos maths !

 

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Les chantiers de pédagogie mathématique n°189 juillet 2021
La Régionale Île-de-France APMEP, 26 rue Duméril, 75013 PARIS