Que se passe-t-il dans nos têtes quand nous faisons des mathématiques ? C’est à l’exploration de cette question que David Bessis nous invite dans son livre, Mathematica : une aventure au cœur de nous-mêmes, paru en janvier 2022 aux édition du Seuil, en prenant des exemples personnels, glanés au cours de ses études puis lors de son activité de chercheur en mathématiques à Yale puis au CNRS, mais aussi ceux relatés par d’autres mathématiciens tels que Descartes, Gauss, Grothendieck, Thurston, Serre…

Ce voyage nous permet de comprendre les difficultés de l’enseignement des mathématiques puisque les objets mathématiques n’existent que dans nos têtes et, pour donner à les voir, à faire en sorte qu’ils soient ou deviennent familiers, il est nécessaire que nos élèves les fassent aussi vivre dans leurs têtes, en apprenant à s’en forger des images à partir de celles que nous leur proposons. Mais cela peut tout aussi bien être des sons, des voix intérieures, des dialogues imaginaires, un engagement réellement physique de notre corps : la difficulté étant de pouvoir mettre des mots sur ce fonctionnement de notre cerveau que la recherche actuelle commence à peine à découvrir et à parcourir.

David Bessis nous montre que tout apprentissage est un dialogue entre ce qu’on peut appeler notre capacité intuitive (ce qu’il nomme « le système 1 » en reprenant les deux systèmes de pensée de Kahneman) dont le fonctionnement est très rapide, et ce qu’on peut appeler notre capacité de raisonnement rigoureux (c’est « le système 2 ») dont le fonctionnement est lent. Et pour favoriser, organiser ce dialogue et faire en sorte que les dissonances entre ces deux systèmes se résolvent, l’auteur montre l’existence d’un troisième système que l’on peut appeler notre capacité à penser, faute d’un vocabulaire plus adapté (c’est « le système 3 »), dont le fonctionnement est très lent : il constitue comme une méditation contrainte par le principe de non-contradiction avec pour objectif de « mettre à jour » [1] nos intuitions en tenant compte des résultats de nos raisonnements, sans oublier l’intervention de nos expériences. C’est une reconfiguration permanente de notre réseau synaptique qui est à l’œuvre et qui peut prendre vraiment du temps.

David Bessis nous suggère ainsi de favoriser et développer ce « système 3 » chez nos élèves afin qu’ils mobilisent leur curiosité, leur imagination et leur intuition, en les guidant, les encourageant, et qu’ils fassent reculer leurs inhibitions de manière que leur clarté mentale puisse progresser, ce que sûrement beaucoup d’entre-nous pratiquons de manière intuitive. Reste à rendre conscient et progressif ce véritable « yoga mental », comme le nomme David Bessis, pour mettre nos élèves à l’écoute de la dissonance entre leurs intuitions et la logique ; « le système 3 » se trouve ainsi au cœur de la stratégie de compréhension des mathématiques.

Ce bref aperçu du contenu du livre de David Bessis ne relate évidemment pas tout ce que vous y trouverez mais j’espère qu’il vous donnera l’envie de le lire. David Bessis a donné quelques interviews [2] dont l’écoute peut procurer des réflexions complémentaires à celles proposées dans son livre.

Terminons par une citation d’Alexander Grothendieck qui se trouve en exergue de ce livre inspirant de David Bessis, comme une invite à un voyage, à une aventure passionnante :

Prêter l’oreille au Rêveur en nous, c’est communiquer avec nous-mêmes, à l’encontre des barrages puissants qui voudraient à tout prix nous l’interdire.