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Émile Borel et les probabilités
engagement mathématique, scientifique, institutionnel et politique
Article mis en ligne le 4 avril 2022
dernière modification le 11 août 2023

par Matthias Cléry
Émile Borel : un mathématicien du hasard

Organiser la recherche et l’enseignement probabilistes

 

Une carrière hors-norme

Le parcours d’Émile Borel est le reflet de la réussite scolaire promue par la IIIe République. Né en 1871 dans l’Aveyron (St-Affrique), il passe par l’ordre primaire, obtient une bourse pour passer dans le secondaire qui le conduit à l’École normale supérieure.

Le début de la carrière mathématiques de Borel fut fulgurant : nommé maître de conférences à Lille (1893) avant même d’avoir soutenu sa thèse (1894), il est rapidement nommé maître de conférences à l’École normale supérieure (1897). La reconnaissance de ce jeune mathématicien arrive dès 1909, année de sa nomination à une chaire de l’Université de Paris, spécialement créée pour lui : la chaire de Théorie des fonctions.

Cette brillante carrière et ses travaux mathématiques expliquent en grande partie l’intérêt, historique et mathématique, pour Borel. Néanmoins, ses travaux d’analyse ont longtemps occulté l’impressionnante diversité de ses activités mathématiques. L’exposition de l’IHP, « Émile Borel, un mathématicien au pluriel » se propose justement de donner une idée du caractère foisonnant de cette carrière mathématique, tant dans ses aspects conceptuels qu’institutionnels. L’exemple de son investissement dans le domaine du calcul des probabilités illustre toute la complexité de sa carrière mathématique.

 

À contre-courant : Borel, un mathématicien du hasard

Borel publie son premier article probabiliste en 1905 dans le Bulletin de la Société mathématique de France. Cet article intervient dans un contexte mathématique particulièrement défavorable ; le scandale des tentatives de Poisson d’appliquer le calcul des probabilités aux décisions judiciaires, le mépris affiché d’Auguste Comte pour ce calcul qui n’a à ses yeux rien de mathématiques et les paradoxes d’un Bertrand qui ne manque jamais d’une remarque caustique laissèrent, à la fin du XIXe siècle, le calcul des probabilités dans un océan d’indifférence, si ce n’est de mépris, de la part des mathématiciens.

L’irruption du hasard dans les sciences physiques rendait pourtant inévitable d’en donner un cadre mathématiques rigoureux. En premier lieu, la théorie cinétique nécessitait un traitement probabiliste auquel Poincaré dû se résoudre à son corps défendant. Décidé à ne pourtant pas abandonner une forme de déterminisme, il définit les conditions justifiant l’application de ce calcul : petitesses des causes en grands nombres ou complexité des causes générant des effets macroscopiques. Le calcul des probabilités reste sous la plume de Poincaré un outil pour combler les lacunes ou les limites de la connaissance. Et puisque que le calcul des probabilités s’avère un outil nécessaire, au moins pour un temps, il lui faut des concepts et des résultats rigoureux comme les fonctions caractéristiques et la méthode des fonctions arbitraires. La découverte de la radioactivité, en 1896 par Becquerel, et les travaux de Pierre et Marie Curie mirent cependant en évidence l’existence d’un phénomène par nature aléatoire. Borel est le seul mathématicien français à prendre toute la portée des conséquences mathématiques d’une telle découverte.

Son premier article de 1905 est modeste, timide peut-être, mais montre déjà qu’il a pris conscience de l’apport de la nouvelle théorie de la mesure (initiée par lui et approfondie par Lebesgue) et promet déjà des applications dans le domaine de la mécanique et de la physique mathématique. Publié dans un journal, destiné à un public mathématique incluant entre autre les professeurs d’université, des grandes écoles et de l’enseignement secondaire, Borel montre déjà qu’il cherche à convaincre des mathématiciens, en un sens large, de l’importance de travailler sur ces mathématiques du hasard.

Le véritable coup d’éclat de Borel dans ce domaine est un article de 1909, publié dans les Rendiconti del Circolo Matematico di Palermo. Ce journal de mathématiques à la portée internationale est une caisse de résonance considérable et cet article aura des répercutions jusque dans les travaux probabilistes des années 1930. Borel y présente tout d’abord une loi du 0-1, parfois trop rapidement identifiée au lemme de Borel-Cantelli, mais surtout, Borel exhibe un nouveau type de convergence, proprement probabiliste, et montre l’existence d’objets mathématiques (les nombres normaux et absolument normaux) par des arguments purement probabilistes et sans pouvoir en exhiber aucun. Non seulement le calcul des probabilités doit permettre de modéliser des phénomènes naturels, mais Borel en fait un véritable outil d’investigation mathématique.

Enfin, Borel cherche à convaincre les futurs mathématiciens de l’importance du calcul des probabilités. Au cours des deux premières années à sa chaire de Théorie des fonctions, il consacre la moitié de son cours au calcul des probabilités. En parallèle, il écrit un livre, Éléments de la théorie des probabilités (1909), qui s’adresse à la fois à ceux qui étudient les sciences expérimentales, les sciences économiques et sociales mais aussi les sciences mathématiques. Si le lien entre le livre et son cours n’est pas mentionné, et si le contenu du livre n’aborde que partiellement les contenus mathématiques les plus avancés, il espère convaincre quelques jeunes mathématiciens de l’importance des probabilités et les convaincre de s’y intéresser.

 

Borel, un patron des probabilités

À la veille de la Première Guerre mondiale, les efforts de Borel semblent cependant sans effet en France. Les dimensions hors normes de la Grande Guerre vont définitivement le convaincre de la nécessité de s’engager activement pour le développement du calcul des probabilités. Au lendemain du conflit, Borel acquiert une place particulièrement dominante, lui donnant les moyens de placer les probabilités, si ce n’est au cœur, du moins au sein de la recherche mathématique.

Profitant du départ à la retraite de Joseph Boussinescq en 1919, Borel demande, et obtient, son transfert à la chaire de Calcul des probabilités et de physique mathématique. Dès 1920, Borel engage une profonde redéfinition des enseignements, en replaçant le calcul des probabilités au centre de ses cours, après deux décennies d’un cours de physique mathématique déterministe. Son cours attirent de nouveaux étudiants, plutôt mathématiciens, et notamment issus de l’École normale supérieure, véritable vivier de futurs mathématiciens.

En 1921, Borel candidate, pour la troisième fois, à l’Académie des sciences avec le projet explicite d’utiliser une telle position pour promouvoir et coordonner les recherches probabilistes. Une fois élu, Borel se lance dans un projet éditorial monumental, le Traité du calcul des probabilités et de ses applications, dont la publication s’étalera tout au long de l’entre-deux-guerres et mobilisera une vingtaine de contributeurs. À l’Académie, Borel porte le calcul des probabilités en présentant des notes et en participant à la commission du Prix Montyon, qui fut notamment décerné à Maurice Fréchet et Georges Darmois.

Borel réussit enfin à donner au calcul des probabilités une véritable institution, associant enseignement et recherche : l’Institut Henri Poincaré (IHP). Engagées en 1926 par Borel, épaulé de Charles Maurain alors Doyen de la Faculté des sciences, les négociations avec la Fondation Rockefeller et l’Université de Paris, conduisent à créer un institut réunissant une nouvelle chaire de Théorie physique et la chaire de Calcul des probabilités et de physique mathématique, munies chacune d’une maîtrise de conférences, ainsi qu’un financement pour organiser des conférences faites par des savants français et (surtout) étrangers. En outre, Borel réussit à négocier le financement de la construction d’un nouveau bâtiment pour accueillir le département de mathématiques et ses activités ; le bâtiment est muni de deux amphithéâtres, d’une bibliothèque et de bureaux. Le calcul des probabilités occupe ainsi une place dans ce qu’on appelle déjà la Maison des mathématiciens.

 

Borel, organisateur d’un espace collectif de recherches probabilistes

L’un des objectifs explicites pour Borel lors de l’inauguration de l’IHP en 1928, est de développer les recherches probabilistes. Pour ce faire, il fait appel à Maurice Fréchet, dont le séjour à Strasbourg où il est en poste depuis 1919 l’a conduit à découvrir les mathématiques du hasard, à la maîtrise de conférences de la chaire de calcul des probabilités. En 1932, Georges Darmois, professeur depuis 1924 à l’Institut de Statistique de l’Université de Paris créé en 1922, remplace Fréchet.

Borel, directeur de l’IHP dès sa création, entouré de Fréchet et de Darmois, organise les conférences probabilistes. Du côté français, Paul Lévy est invité à deux reprises. Également engagé dans les probabilités depuis 1919, il acquiert rapidement une réputation internationale dans ce domaine, en renouvelant profondément le cadre mathématique des probabilités dans les années 1920 et en développant l’étude des mouvements stochastiques à partir des années 1930.

Du côté des étrangers, les conférenciers abordent les thèmes qui animent la communauté probabiliste internationale : les fondements du calcul des probabilités (Richard von Misès, Francesco Cantelli, Bruno de Finetti, Hans Reichenbach), les processus markoviens (Bohuslav Hostinsky, Andrei N. Kolmogorov, Octav Onicescu) et la statistique mathématique (Alf Guldberg, Johann Steffensen, Emil Gumbel, Jerzy Neyman). Ces conférences sont rapidement diffusées grâce à la création en 1930 des Annales de l’Institut Henri Poincaré qui publient les conférences et des mémoires originaux.

Enfin, l’IHP devient rapidement un lieu de formation de probabilistes et de statisticiens. L’enseignement de la chaire de Borel est transformé avec la création de trois options (compléments théoriques, statistique, physique mathématique), une spécialisation des enseignements des deux chaires en direction de ces options et enfin la transformation d’une partie du cours de Borel en séminaire de probabilités en 1937. En outre, ces enseignements s’articulent, dans leurs contenus, aux conférences. Ces transformations contribuent ainsi à un rapprochement entre les enseignements et la recherche avec pour effet remarquable l’émergence de la première génération de probabilistes et de statisticiens en France. Au cours des cinq années avant le second conflit mondial, Robert Fortet, Wolfgang Dœblin, Daniel Dugué, Gustave Malécot et Jean Ville soutiennent une thèse d’État en probabilité ou en statistique.

En l’espace de deux décennies, Borel aura ainsi profondément transformé la place des probabilités au sein de l’activité et des institutions mathématiques parisiennes en organisant, en organisant les conditions d’une activité collective consacrée aux mathématiques du hasard. Néanmoins, face aux bouleversement brusques provoqués par la Seconde Guerre mondiale, les fragilités de ce collectif se font rapidement sentir...

 

Pistes bibliographiques pour aller plus loin...

On pourra également consulter le journal électronique d’Histoire des probabilités et de la statistique qui rassemble 16 volumes en lignes. En particulier :

 

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Les chantiers de pédagogie mathématique n°192 avril 2022
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