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Voyage au pays de la logique
Article mis en ligne le 17 octobre 2022
dernière modification le 11 août 2023

par Agnès Gateau, Alice Ernoult

Les aventures d’une classe de CM [1] au pays de la logique ou les tribulations d’une prof de prépa à l’école élémentaire.

 
J’enseigne en classe préparatoire aux grandes écoles (voie économique) et les échanges avec des collègues du premier degré sont toujours d’une grande richesse pour moi. Les cycles 2 et 3 sont le temps des premières constructions conceptuelles ; je reconnais souvent dans les analyses didactiques du primaire des obstacles que j’observe dans ma classe : par exemple l’importance de distinguer un nombre et des représentations de ce nombre ou encore les différentes significations du signe « = ». Parmi les questions qui m’intéressent, celles liées à l’apprentissage du raisonnement, de différents modes de raisonnements et d’argumentation tiennent une place particulière. J’ai engagé un travail sur ce sujet dans le cadre de mon mémoire pour un master de didactique sous la direction de Viviane Durand-Guerrier. Je me suis intéressée à l’utilisation de textes de fiction de Lewis Carroll et à leur potentiel pour l’enseignement de la logique.

 

Échanges et projets

Le raisonnement et l’argumentation ne sont pas réservés aux mathématiques. Mais la démonstration mathématique repose sur des règles de la logique mathématique qui ne coïncident pas exactement avec celles de la logique naturelle. Prenons la phrase « s’il pleut alors je prends mon parapluie ». Ici, le fait qu’il pleuve est la cause de la décision de prendre mon parapluie. Il pleut d’abord, je décide ensuite de prendre mon parapluie. La construction « si...alors... » est utilisée pour montrer une relation causale et temporelle entre les deux propositions. Or, l’implication utilisée en mathématique ne relève pas d’un lien de cause à conséquence. Par ailleurs elle ne contient aucune information temporelle entre les deux propositions en jeu.

La logique mathématique fonctionne comme une modélisation de la logique naturelle [2], celle qu’on utilise couramment, et elle s’exprime souvent avec les mêmes mots (si, alors, donc, ou, et, …). Pour les raisons mentionnées au paragraphe précédent, l’utilisation de phrases de la vie courante ne peut pas suffire pour expliquer la signification des connecteurs logiques en mathématiques. Il est pourtant nécessaire de montrer que la logique à l’œuvre en mathématiques n’est pas sans lien avec celle du langage courant ; non seulement cela offre un point d’appui pour l’apprentissage de la logique mathématique, mais cela permet aussi d’exercer une vigilance particulière sur des argumentaires de sources diverses que les élèves croiseront plus tard dans leur vie.

Mon hypothèse de travail est qu’utiliser une œuvre littéraire pour laquelle l’un des ressorts d’écriture est le jeu entre ces deux logiques pourrait permettre de mettre en évidence des points communs et des différences. Les Aventures d’Alice au pays des merveilles et De l’Autre côté du miroir de Lewis Carroll paraissaient tout indiqués. Mais les textes, aussi riches soient-ils, ne peuvent pourtant suffire pour permettre des apprentissages. Une fois que des passages intéressants ont été identifiés, il s’est agi pour moi de prévoir des scénarisations d’activités permettant aux élèves de s’engager dans un travail de lecture et de logique. J’ai eu l’occasion d’en tester plusieurs, dans plusieurs classes (de la seconde au début du supérieur), essentiellement en français, mais aussi en anglais, le plus souvent avec des professeurs de mathématiques, mais aussi d’anglais ou de philosophie.

Les contraintes de temps n’ont jamais permis que les élèves concernés puissent travailler très longtemps en classe autour des textes proposés. Dans la plupart des cas la majorité du travail a été faite hors temps scolaire, ce qui n’est pas satisfaisant. Les échanges et discussions, entre élèves d’une part, entre les élèves et le(s) professeur(s) d’autre part, s’en trouvent appauvris : ce n’est jamais une très bonne chose, et encore moins quand l’objet du travail est le langage lui-même. Je me suis aussi heurtée à des difficultés pour inscrire pleinement cette activité dans une perspective pluridisciplinaire. Mon hypothèse est qu’une lecture interprétative pourrait permettre aux textes choisis de fonctionner comme des situations didactiques pour la logique. Je ne suis spécialiste que de l’enseignement des mathématiques et me suis sentie peu compétente pour orchestrer la lecture littéraire. Du côté des élèves, le cloisonnement des disciplines dans l’enseignement secondaire a aussi été un obstacle : j’ai observé une nette différence au moment d’entrer dans la lecture suivant que l’activité était présentée par une enseignante de mathématiques ou une enseignante d’anglais. Une enseignante de mathématiques a fait exception : ses pratiques sont très ancrées dans la théorie des situations didactiques et ses élèves étaient habitués à aborder avec elle des problèmes provenant de différents domaines. Ce sont les seuls qui ont mobilisé des connaissances et compétences apprises dans d’autres disciplines (nous l’avons observé et ils nous l’ont dit). Enfin, et c’est en partie lié aux deux points précédents (le manque de temps et le cloisonnement), les élèves à qui j’ai proposé cette activité au lycée ont rarement perçu le caractère drôle des textes de Lewis Carroll.

Les Aventures d’Alice au pays des merveilles et De l’Autre côté du miroir sont des romans pour les enfants, on peut penser que des élèves plus jeunes y seraient plus sensibles. Par ailleurs, l’organisation de l’enseignement à l’école primaire et les compétences pluridisciplinaires des professeurs des écoles pourraient permettre de dépasser les difficultés observées au lycée. Que se passerait-il si cette activité était proposée à des élèves de CM ? Les textes lus et commentés par des élèves de la seconde au début du supérieur ont permis de revenir en classe sur des points de logique qu’ils avaient déjà rencontrés, notamment dans le cadre de la démonstration en mathématiques (implication, réciproque, contraposée, raisonnement déductif, …) et de les approfondir. Mais quelle serait la lecture d’élèves n’ayant jamais rencontré (explicitement) ces notions ?

La possibilité de mener un travail plus ouvert que dans le secondaire, sans frontières disciplinaires, avec un temps de classe plus flexible, m’a été offerte par une classe de CM1—CM2. Les élèves, leur enseignante et moi, avons suivi Alice dans ses Aventures et savouré ensemble l’humour « illogique » de Lewis Carroll.

 

À l’aventure !

Fin février, je suis en vacances, en Bourgogne l’école vient de reprendre, l’occasion parfaite de m’inviter pour deux jours dans une classe. Les élèves sont prévenus de ma visite depuis qu’ils ont commencé la lecture des Aventures d’Alice. Ils savent que je suis mathématicienne, que j’ai travaillé sur Lewis Carroll. Ils ont aussi une question à me poser sur un autre sujet : comment valider une procédure de dénombrement [3] ? De mon côté j’ai le trac, je l’ai toujours quand j’interviens devant des classes que je ne connais pas : saurais-je répondre à leurs questions ? Saurais-je me faire comprendre ? Dans mon quotidien, je m’adresse à des étudiants dont je connais très bien les conceptions, les difficultés, les points forts, … au fil des années j’ai appris tout ça. Mais c’est la première fois que je vais m’adresser à des élèves aussi jeunes, j’espère être à la hauteur ! Je connais bien la professeure de la classe, nous avons l’habitude d’échanger ensemble, malgré les doutes je sais donc que ce seront deux jours très riches, passionnants et pendant lesquels j’apprendrai beaucoup.

Au moment de ma visite, les élèves ont déjà travaillé sur Lewis Carroll et ont entamé la lecture des Aventures d’Alice au Pays des Merveilles, lecture qui sera poursuivie après mon passage. On aborde le travail ensemble par la lecture en classe des chapitres 5 et 6 [4]. Le chapitre 5 est lu par les élèves : chacun à son tour lit quelques lignes, le chapitre 6 est lu par l’enseignante de la classe et moi. Pendant la lecture, des élèves réagissent : rires, étonnement, arrêt sur des mots inconnus. Les échanges qui suivent sont ouverts, les élèves rapportent les rencontres faites par Alice, soulignent des éléments bizarres, absurdes. Que peut bien signifier « des deux côtés d’un champignon » ? Cette berceuse qui préconise de secouer puis jeter le bébé est bien étrange… puis ils s’arrêtent sur le dialogue entre Alice et le Pigeon d’une part, et celui entre Alice et le Chat d’autre part.

 

De l’autre côté du miroir… (didactique)

Je regrettais le manque de fantaisie des lycéens, en avais-je été responsable ? Dans le second degré, la mesure du temps par l’ « heure de cours » influence fortement nos pratiques. Mes séances habituelles sont rythmées par la succession des sonneries et les objectifs disciplinaires des programmes. La maîtresse m’a fait prendre conscience (amicalement et discrètement) que je pouvais lâcher prise. Ma pratique du « cours magistral dialogué » n’est pas utile ici. Les élèves sont assez libres pour prendre la parole, s’écouter et s’engager dans une réflexion efficace.

Le cadre de la problématique littéraire qui me manquait est précisé par l’enseignante. Son but est, avec cette étude, de fournir à la classe une possibilité d’avoir accès à un texte long, dans lequel un personnage déploie une problématique singulière, identifiable, à étapes. C’est la pluralité des romans abordés sur l’année qui permet d’objectiver la notion d’intention d’auteur et ses choix d’écriture. Entrer dans le pays des merveilles demande de la part du lecteur d’accepter d’être transporter dans un monde où l’absurde se déploie aussi facilement que son héroïne et ce, dans différents axes ! Elle a choisi de présenter aux élèves des extraits de lettres écrites par Carroll. C’était une façon claire de caractériser l’auteur par un type d’humour auquel les élèves ont été sensibles. La lecture des deux premiers chapitres des Aventures d’Alice a été bien comprise : le personnage est entraîné dans un monde improbable et cela relève d’une intention de l’auteur de nous transporter dans un monde imaginaire dans lequel les animaux parlent et que traverse une enfant, seule après avoir pénétré dans un terrier...

Dans mon travail initial, j’avais postulé que la longueur des textes pouvait être un obstacle à la dévolution de la tâche de lecture et d’interprétation. Les élèves avaient à lire un texte de 750 mots environ dans lequel un passage de quelques lignes était particulièrement désigné pour l’interprétation. Dans les classes où les textes ont été proposés sans délimiter de passage précis, l’interprétation est restée très superficielle. Dans la classe de CM, au contraire, alors que ce sont les chapitres entiers qui ont été lus, les élèves sont entrés dans une activité d’interprétation riche. La longueur des textes est donc bien une variable didactique de la situation, mais elle ne peut fonctionner qu’avec le cadre dans lequel se fait la lecture : conserver le texte intégral de l’œuvre permet de mieux savourer l’écriture de Lewis Carroll et de mieux s’imprégner de la narration et d’avoir plus de matière pour interpréter.

Enfin, dans mon travail initial, j’avais postulé qu’il fallait que le problème de logique soit central dans les textes proposés pour que les élèves s’en emparent. Les interprétations des élèves de CM sur les chapitres 5 et 6 montrent que les passages que j’avais relevés sont centraux pour les chapitres entiers. Le jeu entre la logique naturelle et la logique formelle (ou mathématique) crée un déséquilibre assez fort pour attirer l’attention du lecteur. Même si cela n’occupe que quelques lignes dans un chapitre entier, c’est suffisamment significatif et les élèves sont suffisamment impliqués et compétents en lecture pour le remarquer seuls. Le coup de projecteur que j’avais utilisé avec le découpage des textes s’avère inutile. Il appauvrit même la situation et invisibilise le problème d’interprétation.

 

Les merveilles de la classe…

L’engagement des élèves dans la lecture des deux chapitres ne fait aucun doute. Leurs rires, leurs marques d’étonnement, leurs commentaires ensuite en sont la preuve. Mais ont-ils une activité qui relève de la logique ? Si oui, comment la décrire ?

La logique est la science qui permet le contrôle de la validité des raisonnements, en ce sens il est indiscutable que les élèves se sont engagés dans une activité logique. Les désaccords entre Alice et le Pigeon ou le Chat ont été relevés et discutés. Pourquoi une argumentation est valable [5] ou non ? Les discussions entre élèves au sujet d’un raisonnement et de sa recevabilité sont significatives : ils argumentent, reformulent, construisent un véritable discours.

Nous proposons aux élèves, le jour suivant, de prolonger les débats à partir du tableau suivant :

OUI NON
Ici tout le monde est fou,
je suis fou,
tu es folle.

Les chiens ne sont pas fous,
je suis fou,
je ne suis pas un chien.

Les créatures qui mangent des œufs
sont des serpents,
Alice mange des œufs,
Alice est un serpent.
Les serpents mangent des œufs,
les petites filles mangent des œufs,
les petites filles sont des serpents.

Les chiens ne sont pas fous,
je ne suis pas un chien,
je suis fou.

Ces paragraphes et leur disposition en deux colonnes oui/non sont donnés aux élèves, la consigne est « qu’en pensez-vous » ? La tâche semble difficile pour une partie de la classe, mais la majorité des groupes d’élèves proposent des éléments pour distinguer les deux colonnes. On peut ainsi lire dans les productions : « dans la colonne « NON » il y a un faux raisonnement, dans la colonne « OUI » il y a un vrai raisonnement » ou encore « la colonne « NON » se forme grâce aux raisonnements qui sont faux, la colonne « OUI » se forme grâce aux raisonnements qui sont bien raisonnés ». Pour expliquer leurs affirmations, des deux groupes utilisent un vocabulaire propre à l’argumentation (« parce que », « mais », négation, …) et illustrent leur propos par un exemple. Dans un deuxième temps nous proposons aux élèves, individuellement cette fois, d’écrire leur propre paragraphe (le mot « syllogisme » n’est pas prononcé en classe). S’ils s’y engagent avec entrain, l’activité révèle des réussites et des difficultés. La phase de validation par les élèves des textes produits par les pairs est elle-même riche d’argumentation.

À aucun moment il n’a été question de « règles » pour contrôler les raisonnements, mais les élèves ont nettement perçu certains des problèmes posés par Lewis Carroll. Pour les expliquer à d’autres, ils construisent des discours argumentatifs.

 

Conclusion

Le programme de cycle 3 « permet […] une entrée progressive et naturelle dans les savoirs constitués des disciplines mais aussi dans leurs langages, leurs démarches et leurs méthodes spécifiques. » [6] Ces objectifs sont déclinés dans chaque discipline… mais le langage à l’œuvre dans le raisonnement mathématique n’est presque pas mentionné. « La formation au raisonnement et l’initiation à la démonstration sont des objectifs essentiels du cycle 4. […] Le programme du cycle 4 permet d’initier l’élève à différents types de raisonnement, le raisonnement déductif, mais aussi le raisonnement par disjonction de cas ou par l’absurde. La démonstration, forme d’argumentation propre aux mathématiques, vient compléter celles développées dans d’autres disciplines et contribue fortement à la formation de la personne et du citoyen (domaine 3 du socle). » [7]

Pourquoi une telle différence de traitement entre le langage pour raisonner en mathématiques et pour raisonner dans d’autres disciplines (sciences, histoire, …) ? Pourquoi, au cycle 3, le langage spécifique aux mathématiques ne sert-il qu’à désigner et décrire des objets et pas à mettre en relation des propriétés ? D’après les élèves que j’ai rencontrés, le raisonnement est pourtant bien une partie constitutive de leur activité mathématique, comment alors exprimer ces raisonnements ? Quels sont les mots utilisés pour cela ? L’étude réflexive de la langue et des langages est bien présente au cycle 3, il est certainement dommage de ne pas y inclure un travail sur les mots et les phrases que l’on rencontre pour « raisonner ».

Mon propos n’est pas de défendre un enseignement explicite de la démonstration et du raisonnement déductif dès le début du cycle 3, encore moins un enseignement de la logique formelle. Mais plutôt de saisir les occasions qui se présentent pour attirer l’attention des élèves sur l’articulation des arguments dans un raisonnement, sur les mots qui permettent d’expliciter cette articulation, sur ce qui pourrait se passer si on la modifie. Il est remarquable que quand on leur a demandé ce qu’il y a dans leur « casquette pour faire des maths », les élèves ont mentionné spontanément le langage, les raisonnements, la logique, les propriétés, aux côtés de la géométrie, des opérations, des nombres, des écritures des nombres et de nombreuses autres choses. Le langage travaillé au cours de cette activité ne ressemble pas vraiment à celui des quelques phrases du Lys dans la vallée de Balzac de la dictée du premier jour, ni celui mobilisé pour analyser le court métrage Bang you’re dead d’Hitchcock, et pas non plus celui utilisé pour écrire aux correspondants au sujet des affleurements rocheux. Ce langage mérite donc un travail spécifique, qui, de surcroît, montre que l’activité mathématique est riche et qu’elle dépasse largement les seules procédures de calcul, d’écriture et de description.

 

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Les chantiers de pédagogie mathématique n°194 octobre 2022
La Régionale Île-de-France APMEP, 26 rue Duméril, 75013 PARIS