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Histoire de la numération (2e partie)
Article mis en ligne le 14 octobre 2020
dernière modification le 11 août 2023

par Sylviane Schwer

Dans le précédent numéro des Chantiers, vous avez pu comprendre la lente évolution de la numération depuis les origines de la langue française et les apports principaux de la numération latine.

Dans cette 2e partie, Sylviane Schwer nous donne quelques détails sur la suite de cette évolution qui a donné la numération telle que nous la connaissons actuellement.

Pour aller du latin au français, rappelons le tableau de la numération latine qui clôt la 1re partie :

tableau des nombres entiers de 1 à 99
en latin
de 10 à 59
de 60 à 99

 

L’évolution phonétique du latin

Le latin classique dispose de cinq timbres vocaliques (i, e, a o, u), ces timbres se déclinent en deux durées - brève et longue, trois diphtongues (au, ae, oe). Les mots sont accentués selon des règles précises : un mot uni-syllabique est accentué, un mot bi-syllabique est accentué sur la première syllabe, pour les autres mots, si l’avant-dernière syllabe possède une voyelle longue elle est accentuée, sinon l’accent se place sur la précédente. La disparition de l’opposition des durées brèves/longues au IIIe s. génère de nombreuses erreurs de graphies. Ainsi, l’on trouve vigenti au lieu de vigĭnti pour 20. Certains phonèmes disparaissent, de façon très disparate selon les lieux. En revanche, les règles d’accentuation du latin se transmettent aux langues romanes.

Évolution phonologique et prosodique du latin
latin classique
  ī  
 ĭ ē 
  ĕ  
 ā ă 
  ŏ  
 ō ŭ 
  ū  
latin préroman [1]
 i 
 é 
 ɛ 
 a 
 ǝ 
 o 
 u 

Les articles, définis et indéfinis, vont naître de l’altération des pronoms pour marquer le genre — qui se réduit à l’opposition masculin/féminin — et le nombre grammatical. Le neutre disparaît. Dans un premier temps le nombre de cas se réduit à deux : le cas du sujet (CS correspondant au nominatif) et le cas régime (CR, pour tous les autres cas). Enfin les deux langues opteront pour le seul cas régime.

 

Déclinaisons résiduelles de 1, 2 et 3

Les deux langues anciennes abandonnent le cas sujet au bénéfice du seul cas régime. Les deux formes de 3 au cas régime deviennent identiques dans les deux langues. Dans les deux langues anciennes, les phonèmes oc et ui commutent. Le féminin anc. fr. does s’est rapidement effacé au profit des formes masculines au CR, rendant invariable l’expression de 2. En revanche, les langues d’oc conserveront des formes discriminant les genres. Ce n’est donc pas une opposition singulier/pluriel qui fait que seul un est genré, mais un accident de l’histoire de la langue.

latin classique
(M/F/Neutre)
ancien roman (oc)
(M/F)
ancien français (oïl)
(M/F)
1 N unus/una/unum CS us/una CS uns/une
A unum/unam/unum CR un/una CR un/une
2 N duo/duae/duo CS dui,doi/dos,douas CS dui,doi/deus,does
A duos/duas/duo CR dos/dos,douas CR dus,deus/deus,does
3 N tres/tres/tria CS trei/treis CS troi/trois
A tres/tres/tria CR tres,treis /tres CR trois

Pour commencer une énumération, l’ancien et le moyen français utilisent preut, en preu ou empreu au lieu de uns. Cette expression, invariable, est un terme propitiatoire pour conjurer le malheur attaché à l’action de compter dans les croyances populaires. « Empreu.- Et deus. - Et trois. - Et quatre .- Et chinc. - Et sis. - Et set.- Et uit. Et nuef. Et dis. » (Le Jeu de Robin et Marion, vers 1287. Godefroy (1884 : 74) traduit empreu par en premier lieu et signale que “le simple de ce mot « preu » est très employé en langage d’écolier pour désigner le premier à jouer dans les jeux”. Cette expression subsiste encore au XVIe et XVIIe s.

 

Les nombres de 4 à 9

L’orthographe est beaucoup plus libre que maintenant. Le dictionnaire de l’ancienne langue française du IXe au XVe siècle de Godefroy, donne 27 graphies différentes pour 8, une dizaine pour 2. Nous proposons les formes les plus « parlantes » pour l’évolution, essentiellement phonétique : disparition des caractères grisés, modification des bleuis. Le h de huit est introduit pour éviter la confusion du u initial avec j.

4
5
6
7
8
9
latin quattuor quinque sex septem octo novem
ancien français quatre cinc/cinz sis set/sep oit/uit/… nof/noef
moyen français cinq six sept huit neuf

 

Les formes du 10

Nous avons vu trois formes pour 10 : isolé decem, suffixé pour les nombres de la première dizaine -decim et pour l’expression des dizaines nti/nta.

Dès le gallo-romain, decem se transforme en dete, deitse, dei

10
11,…,15
20
30
40,…,90
latin decem (un,duo,tre,
quattor,quin)-decim
viginti triginta (quadr,quinqu,sex,
sept,non)aginta,
octoginta
gallo-roman det, deits,
deidz
(un,do,tre,
quattor,quin)-dece
vinti trinta (quar,cinqu,sex,
sept,oct,non)anta
ancien fr. diz, dis (un/on,du/do,
tre/trei,quator,
quin)-ze
vint trinte (quar,cinqu,soix,
sept,oct/oit,non)ante
moyen fr. dix (on,dou,trei,
quator,quin)-ze
vingt trente (quar,cinqu,soix,
sept,oct/huit,non)ante

On remarque qu’en latin les préfixes tri et octo se terminant par des voyelles simples, c’est -ginta qui est suffixé. Un a vient s’intercaler entre les autres préfixes et le suffixe -ginta. Dès le préroman, octo- rejoint la troupe des autres préfixes par disparition du o terminal. Seul reste tri pour ne pas avoir besoin du a intercalaire. Même Condorcet, dans sa proposition de normalisation décimale du système de numération qu’il propose dans son Moyens d’apprendre à compter sûrement et avec facilité paru en 1794, conserve trente. Dans les dizaines, ente/ante est donc une opposition phonétique dès le latin, qu’aucune révision orthographique n’a contestée.

Dans le tableau, nous n’avons reporté que les formes de la première dizaine de 11 à 15. Toutes les langues romanes suivent la même construction pour cet intervalle : un terme composé commençant par référer au nombre d’unités suivi de la référence à 10. Le portugais et l’espagnol inversent l’ordre de référence dès 16. Le roumain, langue romane isolée des autres, adopte pour tous les nombres de la première dizaine la forme unité_sur_dix. Examinons ce qui se passe pour notre langue.

16
17
18
19
latin sedecim septemdecim duodeviginti,
octodecim
undeviginti,
novemdecim
gallo-roman sedece septemdece, dece
et septem
octodece, dece
et octo
novemdece, dece
et novem
ancien fr. seze/seise dis e set dis e uit dis e neuf
moyen fr. seize dis-et-sept dix-et-huit dix-et-neuf
fr. seize dis-sept dix-huit dix-neuf

Appliquons la règle de construction de la dénomination des nombres de 11 à 16 au nombre 17 : nous devrions avoir « setze » ou « setenze » ou « seteze », bien trop proche de son prédécesseur seze ou seise dans la comptine pour survivre. En fait, dès le préroman, qui avait déjà abandonné la forme soustractive pour 18 et 19, la forme analytique dece et septem s’impose, sur le modèle des voisins de 20 qui lui sont supérieurs.

 

Vingt et cent, une même évolution

Leur évolution depuis PIE est bien connue.

  • *dwi-dekn (2.10) → lat. viginti → bas-lat. vinti → anc. fr/ anc. rom vint
  • *knto (100) → lat. centum → bas-lat. cent → anc. fr / anc. rom cent

Une fausse régression académique restaure en français classique le « g » du vingt. Les autres langues romanes n’ont pas eu cette prétention.

En anc. rom. et anc. fr. vint et cent s’emploient seuls et dans ce cas sont invariables : vint et cent. On ne dit pas « un vint » ou « un cent » car, comme dix, vint et cent termine une série. Toute énumération commence à 1, comme les siècles commencent à 1. Ils n’acquièrent véritablement leur rôle de nouvelle unité de compte qu’une fois la quantité dépassée. Dans ce cas, ils se déclinent en ancien français. Toutefois, ils ne se comportent pas comme des noms au sein d’une phrase mais comme des déterminants, contrairement à million qui fonctionne comme unité de mesure ou collectif quand il est simplement compté [2] : deux cents gendarmes mais deux millions de gendarmes comme deux brigades de gendarmes.

pluriel masculin  féminin 
C. S. vint, cent vinz, cenz
C. R. vinz, cenz vinz, cenz

Le gallo-roman abandonne les composés ducenti, trecenti, quadricenti, quingenti, sescenti, septingenti et nongenti pour des périphrases analytiques deus cenz, trois cenz, …

Au Moyen-Âge apparaît une numération vicésimale au côté d’une numération purement décimale. Les formes trente, quarante, cinquante et soixante, septante, huitante (ou octante), nonante côtoient vint et dis, deux vinz, deux vinz et dis, trois vinz, trois vinz et dis, quatre vinz, quatre vinz et dis. Au delà et jusqu’à 180, c’est la numération vicésimale qui domine. Bien évidemment, on ne dit jamais « cinq vingts » mais cent.

D’hommes a pié sont six vings mille. (ancien fr. Viel testament, V)
Quinze cens arches et six vintz mille escuz (Commynes, I, XIII)

On remarquera que 20 fonctionne alors comme une base entre 1 et 399 puisque la langue exprime k20+l, pour 0≤k, l≤19, à l’exception de deux formes : k=1 n’est pas exprimé, et 5×20 se dit cent. Notons que cent admet également d’être compté de 2 à 19, encore actuellement pour les expressions des années de 1 000 à 1 999. Personnellement, j’ai entendu ces expressions pour exprimer des valeurs en francs.

Les deux systèmes ont subsisté jusqu’au XVIIIe siècle, le système vigésimal dans le milieu populaire. Dans la première grammaire écrite en langue française Meigret (1550 : 52) signale qu’à partir de 60, écrit soessant, « nous avons une autre manière de compter, plus récente et approuvée » qui dit soessante é dis pour settante, […]. On ne dit pas cent-vingt mais six-vingts [3] ; pas cent-quarante mais sept-vingt ; huit-vingts ou cent-soixante, puis huit-vingts et dix ou cent-soixante et dix ; cent quatre-vingts ou neuf-vingt. On ne dit ni deux-vingts, ni trois-vingts, ni dix-vingts. Onze-vingt est privilégié, mais pas quinze-vingts (sauf pour les aveugles). Les autres vingtaines sont équiprobables avec la forme décimale. De même pour cent, il se compte de deux à dix-neuf, sauf par dix qui fait mille. En revanche, entre 100 et 200, il n’y a plus de trace de x-vingts.

À la Renaissance, le système décimal revient en force dans les milieux intellectuels, notamment avec la mode à l’italianisme.

Les cinq premières éditions du dictionnaire de l’Académie (1694-1798) donnent les deux systèmes. Vaugelas (1647 : 143), convainc l’académie d’imposer les formes vicésimales soixante-dix, quatre-vingts, quatre-vingt-dix dans la langue académique :

« septante n’est François qu’en un certain lieu où il est consacré, qui est quand on dit, la traduction des Septante, ou les septante Interpretes, ou simplement les Septante, qui n’est qu’une même chose. Hors de là il faut toujours dire soixante-dix, & quatre-vingt & non pas octante, & quatre-vingt-dix, & non pas nonante. »

Septante, octante et nonante sont acceptées comme termes techniques en arithmétique et en astronomie. L’académie accepte car la noblesse de la langue française doit la relier au latin classique et au grec ancien tout en la maintenant à distance des autres langues romanes. Cette mode italienne est proprement insupportable à nos académiciens qui invoquent l’usage populaire pour se distinguer de ces voisins par trop vulgaires … En revanche, l’abandon de l’usage de septante, octante et nonante pour l’apprentissage du système de numération et du calcul en arithmétique est un choix de l’institution.

L’origine de l’introduction du système vigésimal dans la société française n’est pas éclaircie : celtique ou normand ou pratique économique. Personnellement, je penche pour cette dernière. En effet, dès la république romaine, des pièces de 20, 40 et 60 unités monétaires sont émises à partir de 211 AEC [4]. En 781, la réforme monétaire carolingienne introduit le système livre, sous, denier tel que 1 livre vaut 20 sous et 1 sou vaut 12 deniers. L’anglais utilise un système vigésimal autour du terme score et de même on trouve en Sicile le terme ventine.

 

Les nombres intermédiaires : usage additif de la conjonction

En ancien et moyen français, les nombres intermédiaires à partir de 17 s’expriment en ordre décroissant des grandeurs unies par une coordination conjonctive entre elles. L’expression est non figée, on trouve vint e deus, vingt et deux, vingt-et-deux. on dira aussi cent et vint et un.

Dans les manuscrits du Moyen-Age, les nombres sont habituellement abrégés ou indiqués en chiffres romains entre deux points. Quand le nombre est formé de la multiplication d’une unité de compte (20, 100, 1 000) celle-ci peut être mise en exposant. Il ne s’agit donc pas ici d’écrire un nombre en chiffres romains mais d’utiliser les chiffres romains pour transcrire littéralement le mot-nombre, en utilisant le fait qu’entre 1 et 4 exemplaires du même symbole, on utilise le procédé de subitisation et non le comptage [5]. Les textes étaient lus à haute voix — la lecture silencieuse n’existe pas à cette époque — quand la conjonction ne figure pas dans les transcriptions chiffrées, elles sont rétablies à la lecture.

Exemples :

« ;M.CC. anz et ;VI. » se lira « Mille et deux cents ans et six. »
« .VIIXX. chevaliers » ou « .VII.XX. chevaliers » se lira « sept vingt chevaliers »
« .XXVII. chevaliers » se lira « vingt et sept chevaliers »
« Il valoit plus de .XX.V.livres » que l’on dira « il valait plus de vingt et cinq livres. ».
« il eult plus de .XX.V. mille mors samedy XJe jour de septembre l’an mil .CCC.IIII.XX. et neuf » se lira « il eut plus de vingt et cinq mille morts samedi onzième jour de septembre l’an mil et trois cents et quatre-vingt et neuf ».

Cette conjonction disparaît petit à petit pour ne demeurer que devant l’unité [6] en français dans l’expression des nombres inférieurs à 100 — sous ses deux formes un et on (de 11) — seul terme commençant par une voyelle, le « h » de huit étant aspiré. La présence du et est donc une survivance pour des raisons phonétiques.

 

mille et million

Mille vient du singulier latin, l’ancien et le moyen français ont adopté comme singulier mil et comme forme pluriel mille. Seules les dates contenant des années comprises entre 1000 et 1999 peuvent conserver le singulier mil. Devenu invariable, il se comporte comme cent(s) devant un autre nom, c’est le substantif millier, qui vient du terme latin millarius, qui régit un complément de nom introduit par de.

singulier  pluriel 
latin mille millia, milia
C. R.ancien et moyen français mil mille
français moderne mille mille

Le nombre 1 000 000 s’exprimait au Moyen-Age par différentes expressions : mil milie, dis feis cent mile, milante mil. Au XIVe siècle apparaît le terme million emprunté à l’italien milione. C’est un terme de commerce et de marine, qui s’imposera difficilement auprès des mathématiciens et des académiciens qui préféreront utiliser mille mille que cet italianisme. Au XVIIe siècle, de million, on dérive par changement de suffixe milliard pour dire mille millions et milliasse — terme disparu depuis — pour dire mille milliard, reconnaissant ainsi à mille sa qualité de base de numération orale.

Notons également que 1 000 est la première puissance de 10 à avoir un mot collectif associé qui n’utilise pas le suffixe -aine comme dizaine, centaine.

Million n’a pas de mot collectif associé, il en assure la fonction comme substantif — tout comme milliard — quand il est placé directement devant un nom compté. En revanche à l’intérieur d’une expression numérale, les deux gardent leur faculté de se pluraliser mais perdent leur possibilité d’avoir un complément. Ils ont donc une double nature, collectif-mesure qui peut alors prendre une valeur approximative et strictement unité numérale exacte.

Cette remarque permet d’apporter une précision quant à la justification de la dernière règle orthographique concernant l’écriture des noms de nombres, qui ne me semble pas très claire quant à la situation de million, milliard et leurs composés, pour lesquels il serait bon de distinguer leur double nature : toute l’expression numérale placée en position de déterminant doit être liée par des tirets, les pluriels des unités de compte conservées pour respecter le sens de l’expression.

On écrira ainsi quatre-vingts-dix-neuf-mille-quatre-vent-dix-huit-millions-soixante-dix-sept-mille-cinquante-quatre-cents-trente-deux baisers mais quatre-vingts-dix-neuf-mille-quatre-vent-dix-huit millions de baisers.

Notons que l’usage des tirets pour distinguer toute l’expression numérale fut prônée par l’Abbé Girard dans les vrais principes de la langue française paru en 1747.

Nous ne traitons pas ici des expressions des plus grands nombres, qui méritent un article en soi. Mais nous proposons de terminer par une remarque sur l’usage de l’unité dont nous avons signalé la dualité dès le PIE comme tout et comme singularité.

 

Retour sur quelques usages de 1

1 peut parfois accepter une certaine proximité avec le pluriel, comme quelque chose versus rien. Dans « Avez-vous des enfants ? Oui, j’en ai un. », un entre dans la même catégorie que les autres nombres, on peut le substituer à deux, trois, …

Plus généralement, 1 est reconnu comme nombre dans son rôle additif mais pas dans son rôle multiplicatif. On dira « il est venu encore une fois » ou « il est venu une fois de plus ». En revanche, « Zoé a gagné une fois plus de billes que Jean. » n’est pas un énoncé acceptable, alors que « Zoé a gagné deux fois plus de billes que Jean » l’est.

 

Tableau de la numération en français moderne

tableau des nombres entiers de 1 à 99
en français moderne
de 10 à 59
de 60 à 99

 

 

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Les chantiers de pédagogie mathématique n°186 octobre 2020
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