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Vous avez dit bizarre… comme c’est bizarre…
Article mis en ligne le 23 juin 2014
dernière modification le 19 juillet 2022

par Rémy Coste

À la limite !

Cette saga des bizarreries produites par les outils électroniques avait été initiée par le témoignage de Sébastien Dassule, dans lequel il relatait un « incident » lors de la correction d’un exercice, tout aussi inopiné qu’instructif, et pédagogiquement intéressant. Il s’agissait de la représentation graphique d’une fonction obtenue sur une calculatrice graphique, non conforme au résultat d’un calcul. Un autre collègue (André Brousseau, de Carcassonne), avait fait part il y a déjà longtemps (en 1997 !), d’un autre exemple du même type, que je revisite aujourd’hui avec Geogebra (grapheur et tableur).

Soit la fonction définie sur $\mathbb{R}$ par $f(x) = e^{-x} \ln (1+e^x)$ . On démontre que $f$ est strictement décroissante sur $\mathbb{R}$, que sa limite en $- \infty$ est $1$ et en $+ \infty$ est $0$. Cela se « vérifie » (ou se conjecture) aisément comme le montre la copie d’écran ci-dessous obtenue avec le grapheur de Geogebra :

L’intervalle sur lequel $f$ est représentée est environ $[-5 ; + 5]$. Il est courant de se contenter d’un tel intervalle pour être rassuré sur les résultats des calculs effectués… Une plus grande curiosité peut faire déchanter. Par exemple en élargissant l’intervalle d’observation :

Manifestement, autour de $-35$ , il se passe quelque chose d’imprévu. Bizarre…

Pour mener des investigations, utilisons le tableur :

Lorsque l’on regarde le tableau de valeurs (valeurs entières dans $[-40 ; -15]$), deux problèmes surgissent : d’une part certaines images sont supérieures à $1$, d’autre part, pour des valeurs inférieures à $-37$ environ, les images sont nulles, contredisant la stricte décroissance et la limite. Lorsque l’on regarde le graphe, ces deux observations se retrouvent, mais on constate également entre $-31$ et $-37$ environ, une discontinuité surprenante et des arcs de courbes d’amplitude croissante.

L’explication des images nulles à partir d’une certaine valeur est classique : Lorsque $e^x$ est inférieur à un certain seuil, l’approximation de la somme $1 + e^x$ pris en compte par le tableur est égale à $1$, celle de $\ln (1+ e^x)$ est alors égale $\ln (1)$ à c’est-à-dire $0$. D’où la valeur nulle de $f(x)$. On l’a vu précédemment, le seuil pour les calculatrices numériques, les tableurs Excel et Calc, est $10^{-14}$. Qu’en est-il pour le tableur de Geogebra ?

Pour le savoir, dressons une table de valeurs de $e^x, 1 +e^x, \ln(1+e^x)$ et finalement $e^{-x} \ln (1+e^x)$ c’est-à-dire $f(x)$, en demandant un affichage à 15 chiffres significatifs (c’est le maximum proposé par Geogebra).

On constate que la valeur de $\ln (1+e^x)$ "s’annule" pour la 1re fois lorsque $ e^x \lt 10^{-16}$ (c’est mieux que $10^{-14}$ !).

On en déduit que cela se produit pour $x \lt -16\ln(10)$, soit $-36,8$ environ. C’est conforme à ce que l’on voit sur le graphique.

Mais pourquoi certaines images sont supérieures à $1$ ? C’est encore une histoire d’arrondi, celui de $1 + e^x$, et donc du facteur $\ln ( 1+ e^x)$.

Lorsque l’arrondi de $1 + e^x$ est effectué par excès, la valeur de $\ln (1 + e^x)$ est obtenue par excès (la fonction $\ln$ est croissante), et $f(x)$ aussi. Cette erreur se voit d’autant plus que $e^x$ est proche de $0$. En effet, lorsque $e^x \approx 0$, $1 + e^x \approx 1$ et $\ln (1 + e^x ) \approx e^x$ (ce que l’on voit bien en comparant les colonnes B et D ci-dessous).

De plus, lorsque $e^x$ s’approche du seuil fatidique de $10^{-16}$, le nombre $1 + e^x$ ne peut s’écrire qu’en prenant très peu de chiffres significatifs pour $e^x$ (voir la colonne C). Les erreurs relatives entraînées par les arrondis (par excès ou par défaut) sont du coup de plus en plus importantes.

Enfin, pourquoi ces discontinuités, et que sont ces arcs de courbes. On le comprend bien en observant les valeurs ci-dessous :

Lorsqu’il n’y a plus qu’un seul chiffre significatif pour $e^x$ dans l’écriture de $1 + e^x$ , il y a tout un intervalle où $1 + e^x$ est constant.

Par exemple, tant que les arrondis de $1 + e^x$ sont égaux à : 1,000 000 000 000 000 3,

c’est cette valeur constante qui sera prise en compte, jusqu’à ce que l’arrondi devienne "brutalement" 1,000 000 000 000 000 2.

La fonction $ x \mapsto 1 + e^x$ se comporte comme une fonction en escalier. En observant les pavés grisés de la colonne D, on en voit la conséquence : $\ln (1+ e^x)$ est aussi une fonction en escalier. La représentation de f est en fait constituée d’arcs de courbes de la famille de fonctions de la forme $f_k (x) = ke^{-x}$ avec $k$ constante sur chacun des intervalles où l’arrondi de $1 + e^x$ est le même.


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Les chantiers de pédagogie mathématique n°161 juin 2014
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